Ouvrir l’espace des possibles culturels pour tous est un enjeu démocratique soulignent, dans une tribune au « Monde », trois universitaires. Ils relèvent que le public populaire est désormais passé du statut de cause à défendre à celui de problème à résoudre.
Tribune (https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/28/il-faut-que-chacun-puisse-frequenter-le-theatre-selon-ses-interets-et-non-en-etant-le-jouet-d-une-predetermination-sociale-invisible_6044438_3232.html).
La prise de position semblait anodine, elle est passée relativement inaperçue. Ainsi, interrogé sur la perspective qu’en échange de son soutien financier, l’Etat demande aux théâtres d’agir « pour mieux diversifier leurs spectateurs », Stanislas Nordey, le directeur du Théâtre national de Strasbourg (TNS), se montre « agacé » par cette éventualité : « Nous travaillons tous en ce sens, mais selon moi, le théâtre public est comme le cinéma art et essai : on ne fera jamais venir toute la société » (« Les salles de spectacle à la recherche de l’alchimie perdue », par Michel Guerrin, Le Monde du 2 juin).
Au-delà des critiques que cette déclaration peut susciter dans une conjoncture difficile, où nombre de compagnies ne bénéficient que d’un accès limité aux subventions publiques (tout en effectuant parfois un travail quotidien d’éducation populaire), une telle prise de position semble révélatrice d’un processus plus général de relégation discrète, dans de nombreux espaces institutionnels des politiques culturelles, de ce qui constitue pourtant l’un de leurs principes fondateurs : l’accès du plus grand nombre à l’ensemble des pratiques culturelles.
Si le spectacle vivant (théâtre, spectacles chorégraphiques, opéra, opérette) s’est progressivement coupé du public populaire (comme en témoigne le livre de Lawrence W. Levine Culture d’en haut, culture d’en bas, paru aux Etats-Unis en 1988), il est exact qu’il s’est largement ouvert à la classe moyenne.
Désormais, nombre de salles sont pleines, le coût des abonnements est parfois élevé et les campagnes de communication visent ouvertement un public « acquis », sur le mode du clin d’œil et de la connivence : il va désormais de soi que les autres – renvoyés à la culture populaire de masse – en sont exclus. Pour quelle raison ? Vraisemblablement parce qu’une partie de la petite bourgeoisie intellectuelle a accepté de fermer la porte derrière elle en profitant d’un certain entre-soi.
« Propension à se surévaluer soi-même »
Ainsi, un héritier bénéficiant du capital culturel, social, artistique et intellectuel légué par ses parents, occupant des positions de pouvoir dans l’administration culturelle publique, dévoile par ses propos apparemment innocents la position parfois ouvertement élitiste d’une partie de l’aristocratie culturelle.
L’économiste Jean-Paul Fitoussi évoquait récemment (Retraites : « Que penser d’une “réforme de progrès” dont on exonère certaines catégories pour qu’elles n’aient pas… à en souffrir ? », Le Monde du 5 février) le concept d’« endowment effect », à savoir, écrit-il, « la propension à se surévaluer soi-même » et le « déni de l’exigence de solidarité », un effet né de « l’illusion technocratique que les positions occupées dans la société ne doivent rien à la naissance ».
Or, la position des pouvoirs publics n’est aucunement de faire venir au théâtre « toute la société », ce qui serait absurde. Elle est de tenter de modifier graduellement la composition des publics, ou tout du moins de faire le maximum pour cela, sans en mésestimer les difficultés.
De plus, faire mine d’oublier qu’il existe bel et bien des déterminants sociaux et familiaux à la fréquentation du théâtre – qui n’est pas uniquement une question de goûts et de couleurs, selon une distribution aléatoire au sein de l’ensemble des catégories de la population – est préoccupant.
Démocratisation culturelle
Si, à l’évidence, l’impératif de démocratisation n’épuise pas la diversité des registres de l’action culturelle – comme en témoigne par exemple le développement des pratiques amateurs ou le débat contemporain sur les droits culturels –, les difficultés qu’elle rencontre en pratique semblent alimenter une « tentation de l’inanité », qui tend à naturaliser les inégalités constatées statistiquement dans certaines pratiques culturelles.
L’enjeu n’est pas de dire que tous les citoyens doivent aimer le théâtre. Il est de savoir pourquoi il faudrait accepter qu’avec l’argent public, les plus favorisés d’entre eux en profitent davantage que les autres
Ainsi, la satisfaction de plus en plus courante d’une simple « démocratisation de flux », favorable aux classes moyennes et dont on sait par ailleurs ce qu’elle doit à la massification de l’enseignement supérieur, ou encore la relégation des statistiques socioprofessionnelles au profit de catégories plus floues (« jeunes », « touristes », etc.) constituent-elles des traces, parmi d’autres, de cette relégation discrète de l’ambition de démocratisation.
De la même manière, l’évolution du lexique des institutions culturelles (« publics empêchés », « éloignés » ou relevant « du champ social ») accrédite l’idée que le public populaire serait passé – pour reprendre une analyse plus générale de la sociologue Annie Collovald – du statut de « cause à défendre » à l’époque des Copeau, Dasté, Baty et Vilar, à un « problème à résoudre », par des dispositifs spécialisés, fragmentaires et sans véritable vision d’ensemble.
Cette tentation de l’inanité paraît d’autant plus singulière qu’il existe pourtant, face à la montée en puissance très rapide du champ des industries créatives, une multitude de pratiques et d’expériences localisées, portées par des artistes, des associations et des institutions qui renouvellent en permanence les ambitions de la démocratisation culturelle, sans pour autant distinguer de manière artificielle l’activité artistique de l’action culturelle.
Ni angélisme ni fatalisme
Compagnies en résidence dans les banlieues populaires, scènes conventionnées implantées dans les villes moyennes, festivals en milieu rural, très nombreuses sont les initiatives qui ont pour propriété commune de ne pas considérer les statistiques sur la fréquentation des catégories populaires comme un point d’arrivée, mais plutôt comme un point de départ à partir duquel échafauder des stratégies de construction, sur le long terme, de relations et de médiation avec le public.
Sans angélisme ni fatalisme, ces expériences culturelles multiples ont pour propriété commune de ne jamais « désarmer », y compris face aux genres les plus exigeants et les plus sélectifs socialement.
Au-delà des traditionnelles politiques de l’offre reposant sur la création d’équipements culturels, ou de la demande, à travers les dispositifs de type « pass culture », n’est-ce pas vers une politique ambitieuse et transversale des médiations culturelles, au sens le plus large du terme, que devraient s’orienter les politiques culturelles contemporaines ?
Cette politique des médiations pourrait s’appuyer, par-delà les oppositions qui ont jalonné l’histoire des politiques culturelles, sur la mobilisation de l’ensemble des forces vives (artistes, associations, professionnels de la culture, de l’éducation et de la médiation culturelle, spécialistes du numérique, etc.) qui concourent à leur mise en œuvre.
Symbole de l’exclusion
Dès lors, l’enjeu n’est pas de dire que tous les citoyens doivent aimer le théâtre. Il est de savoir pourquoi il faudrait accepter que – avec l’argent public de tous les citoyens sans exception – les plus favorisés d’entre eux (socialement ou par leur niveau d’éducation) en profitent bien davantage que les autres.
Il s’agit donc d’un enjeu démocratique, celui de placer chacun de nos concitoyens dans la position de pouvoir – s’il le souhaite – fréquenter les théâtres (ou les maisons d’opéra, ou encore les salles de concert symphonique) selon ses centres d’intérêt personnels et non en étant le jouet d’une prédétermination sociale invisible, mais que nul ne peut ignorer.
Laisser entendre qu’on souhaite que les choses changent sans rien proposer de précis pour y parvenir – sur la seule lancée des programmes déjà existants d’action culturelle et des opérations hors les murs en direction des publics dits « spécifiques », en complément des appels lancés rituellement à l’éducation nationale, comme pour se défausser de sa responsabilité – n’est guère convaincant.
Or, des positions telles que celle de Stanislas Nordey – au-delà de leur caractère problématique au regard des principes du service public – font courir un risque aux institutions publiques.
Car est-on assuré que la majorité de nos concitoyens ne risquent pas de refuser à l’avenir de financer ces « théâtres d’art » qui leur coûtent cher et dont ils ne profitent guère… à moins que les successeurs des « gilets jaunes » ne décident tout simplement de s’attaquer à ce qui – tragiquement – serait passé du symbole de l’émancipation à celui de l’exclusion ? Ce ne serait pas faute d’avoir été prévenus.
Les signataires : Thomas Hélie, enseignant-chercheur en science politique à l’université de Reims ; Isabelle Starkier, maîtresse de conférences en études théâtrales à l’université d’Evry-Val-d’Essonne ; Jean-Michel Tobelem, professeur associé à l’université Paris-1-Panthéon-Sorbonne.
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