Rapport du Conseil d’analyse économique sur la valorisation du patrimoine

Que penser des propositions du rapport du Conseil d’analyse économique « Valoriser le patrimoine culturel de la France » (http://www.cae.gouv.fr/spip.php?breve24) ?

Le rapport de Françoise Benhamou, spécialiste de l’économie de la culture, et de David Thesmar, spécialiste de la finance de marché, se situe dans la lignée du rapport Jouyet-Lévy sur l’économie de l’immatériel, qui contenait déjà des propositions similaires : plus grande ouverture aux fonds privés, location et vente d’œuvres, valorisation des marques culturelles, augmentation des tarifs d’entrée, développements commerciaux, création de fonds de dotation.

La première partie du rapport traite de la notion de patrimoine.

La deuxième partie présente certaines des raisons pour lesquels des économistes peuvent justifier l’intervention de la puissance publique dans le secteur du patrimoine. Celle-ci ne saurait être justifiée, selon les auteurs, que « par des insuffisances du marché » (p. 5) ; à savoir : « externalités » ; « rendements croissants, coûts fixes et congestion » ; « paternalisme et redistribution ». D’autres raisons existent pourtant, y compris celles avancées par le grand économiste américain Martin Shubik (cf. Culture and Commerce, Journal of Cultural Economics, 23, 1999).

S’agissant des développements consacrés à la question tarifaire, rappelons que nous avons déjà eu l’occasion d’établir la fragilité des arguments avancés par les auteurs (cf. De la gratuité d’accès dans les musées et les monuments, in Le prix de la culture. La gratuité au prisme du droit et de l’économie, dir. P. Mbongo, éd. Mare & Martin, 2011).

C’est la troisième partie qui nous intéresse davantage, car elle contient les propositions des auteurs.

Le premier ensemble de recommandations porte sur une amélioration des dispositifs d’information et d’évaluation, ce qui serait utile en effet ; ainsi que sur « la mesure de la disposition à payer des citoyens », une approche qui semble très étroite dans le secteur culturel et, de surcroît, de nature à conduire à des mesures inadaptées en termes tarifaires.

Le deuxième ensemble de recommandations se rapporte au financement du secteur du patrimoine. Au-delà de la proposition d’augmentation de la taxe de séjour (Quelles seront ses répercussions du côté de la demande ? Comment en prévoir l’application concrète sachant qu’elle dépend des décisions de milliers de collectivités locales indépendantes ? Comment s’assurer de son affectation effective à la valorisation du patrimoine ?), on ne peut qu’être surpris par la proposition d’augmenter fortement les prix d’entrée acquittés par les visiteurs étrangers non ressortissants de l’Union européenne.

D’une part, cette mesure, si elle était instaurée, serait bien sûr imitée par d’autres pays, pénalisant de la sorte à leur tour les touristes français et accélérant la spirale inflationniste des prix d’entrée dans les sites culturels que nous connaissons déjà.

D’autre part, elle nous placerait au niveau des pays en voie de développement, les seuls à procéder de la sorte : voulons-nous donner le sentiment que la France est devenue une nation de second ordre ?

Par ailleurs, les auteurs semblent méconnaître la logique des retombées du tourisme culturel : ses bénéfices ne sont pas à trouver essentiellement dans les droits d’entrée dans les musées et les monuments, mais dans les dépenses effectuées par les touristes étrangers durant leur séjour, qui sont très largement supérieures.

Cette mesure conduira enfin inévitablement à un renforcement de ce que le rapport semble déplorer… à savoir la concentration des flux en faveur de quelques musées et monuments stars !

Autre recommandation, portant sur le développement des fonds de dotation : ayant le premier (cf. Musées et culture, le financement à l’américaine, PUL, 1990) évoqué la possibilité de créer un instrument comparable aux endowments américains, nous pensons toutefois qu’il ne constitue pas un remède miracle en termes de financement des institutions culturelles (cf. Le nouvel âge des musées, les institutions culturelles au défi de la gestion, Armand Colin, 2010, 2ème édition).

La recommandation portant sur la possibilité de vendre des œuvres appelle la remarque suivante. On peut ne pas être en désaccord avec l’idée qu’une politique de gestion des collections puisse conduire à aliéner certaines œuvres, mais laisser entendre qu’on puisse le faire dans un rapport portant largement sur le financement des musées et du patrimoine conduit nécessairement à la conclusion que cela peut constituer un remède à un possible manque de financement, ce qui n’est pas acceptable.

Conclusion : en dépit des informations utiles contenues dans le rapport et de propositions justifiées (sur l’information, l’évaluation, la meilleure connaissance du patrimoine, sa numérisation, etc.), celui-ci démontre les limites du raisonnement économique appliqué au monde de la culture, dont l’appréhension nécessite une analyse à la fois fine et complexe.

Le raisonnement des auteurs, que ne partagent pas du reste tous les économistes, conduit en effet à des propositions qui paraissent en contradiction à la fois avec les objectifs de politique publique culturelle de la plus large accessibilité possible du patrimoine, et qui – de surcroît – aboutiraient à une situation non optimale du point de vue même du développement touristique de notre pays.

PS : le rapport comporte quelques erreurs factuelles ou omissions.

  • Chambord n’accueille pas 7 millions de visiteurs (p. 24), mais environ 700 000 ; et le Centre Pompidou n’accueille pas 5,5 millions de « visiteurs », une grande partie d’entre eux venant fréquenter la bibliothèque publique d’information (BPI).
  • Le tarif d’entrée aux collections permanentes du musée du Louvre est de 10 euros (et non pas de 9,5 euros). Surtout, la comparaison avec des musées tels que le Metropolitan Museum of Art de New York doit s’entendre exposition temporaire comprise ; ce qui, dans ce cas, conduit à un tarif de 14 euros, très similaire aux 20 dollars « suggérés » par le Met. Sans compter que les musées nationaux de Washington DC, parmi les plus importants au monde, sont entièrement gratuits, expositions temporaires comprises.
  • Le prix d’entrée au Centre Pompidou ou aux expositions du Grand Palais est de 12 euros ; quant à celui de Versailles, il varie de 15 euros (pour le seul château) à 28 euros (pour une visite complète, y compris les « Grandes eaux musicales »). Où l’on voit qu’il n’est pas exact d’indiquer que « du point de vue international, les musées nationaux français sont plutôt peu chers » (p. 56).

On peut également lire à ce sujet : http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/societe/221134588/valoriser-patrimoine-impasses-conseil-analyse-economique.

Vos avis sont les bienvenus.


Commentaires

7 réponses à “Rapport du Conseil d’analyse économique sur la valorisation du patrimoine”

  1. Avatar de Alain BONHOMME
    Alain BONHOMME

    Bonjour,

    Nous nous sommes rencontrés il y a quelques années. Je voulais simplement vous dire que j’apprécie votre analyse de ce rapport et que j’en partage l’essentiel du contenu. La volonté de traiter le patrimoine dans une optique strictement marchande est le corollaire de la « culture pour chacun » mise en avant par le Ministre.
    Peut-être serait-i intéressant de s’interroger sur les publics et notamment les publics qui visitent le Louvre et Versailles, leur provenance (étrangers, provinciaux, franciliens) et ce que cela signifie sur l’appropriation du patrimoine par les français, qui devrait pourtant tenir à coeur aux thuriféraires de l’ »identité nationale » qui n’accorde pas de moyens, pis réduisent ceux qui existent, pour développer, notamment à l’école, l’appétence culturelle de la jeunesse en formation…

  2. Une autre analyse du rapport sur le blog d’Evelyne Lehalle : http://www.nouveautourismeculturel.com/blog/2011/03/17/2763/

  3. Petite réflexion (que je place également sur le blog NTC d’Evelyne Lehalle).

    Le Louvre, premier musée français en terme de fréquentation, est subventionné, pour son fonctionnement, à hauteur de 60% par l’Etat (rapport du Sénat 2007). Ses ressources propres s’élèvent à 73,9 millions d’euros (même source).
    Doubler le tarif d’entrée pour les étrangers, outre les problèmes que vous soulevez, permettrait au Louvre d’arriver à une part d’autofinancement d’à peine plus de 53 %. Pas de quoi changer la face du monde muséal !
    Reverser une partie des recettes des gros musées aux petits ne changerait pas grand chose non plus au système car il ne s’agit en aucun cas de « bénéfices ».

    Connaissez-vous des musées qui s’autofinancent intégralement ? Personnellement, je n’en connais aucun. Mais même si penser que des musées puissent être rentables sur le plan strictement financier est pure utopie, il n’en demeure pas moins vrai que la part d’autofinancement de nombreuses structures doit pouvoir être augmentée. Par ailleurs, les retombées positives des musées sont nombreuses et doivent également être prises en compte dans un bilan sur la place du musée dans la société (éducation, tourisme, identité culturelle, image d’un territoire, rôle social, promotion de nouveaux talents, développement économique, détente, etc. – cf. travaux de François Mairesse).

    Faut-il que les musées intégrent une double démarche marketing et touristique (pour ceux qui ne s’y sont pas mis) ?
    C’est absolument nécessaire pour leur survie, mais sans pour autant renier leur vocation patrimoniale car :
    « Si les musées attirent les touristes et stimulent les affaires, ce sera toujours moins que les casinos. » Goodman et Elgin, 1990.

    Pour une analyse de la dimension stratégique du processus muséal à partir d’une étude de cas :
    http://www.cerfe.com/media/pdf/Rousseau05PhD.pdf

  4. Merci pour cette analyse critique, mais un peu désespérante : quelles sont les solutions ?
    Bravo pour avoir le courage de dire « On peut ne pas être en désaccord avec l’idée qu’une politique de gestion des collections puisse conduire à aliéner certaines œuvres ». Vous allez vous faire détester par tous les conservateurs accumulateurs pleins de méfiance pour « l’argent » et l’économie (voir http://www.latribunedelart.com/l-inalienabilite-une-fois-de-plus-remise-en-cause-par-un-rapport-sur-la-a-valorisation-du-patrimoine-culturel-a-article003033.html )
    Enfin, en réponse à Olivier Rousseau, je pense que pas mal de musées privés s’autofinancent intégralement; c’est le cas de la Pinacothèque, par exemple, qu’il est d’ailleurs de bon ton de critiquer dans les cercles conservateurs.

  5. Il ne me semble pas que la situation soit désespérée, en particulier pour les grandes institutions. (« Le nouvel âge des musées », par exemple, comporte de nombreux axes de réflexion, aussi bien pour développer les ressources internes des musées que leurs ressources externes.)
    Pour avoir un débat serein sur l’aliénation, il convient de préciser en premier lieu que les éventuels revenus qui en proviendraient devraient être intégralement affectés à l’enrichissement des collections ou bien aux dispositifs de gestion des œuvres (réserves, conservation préventive, etc.). Autrement dit, dans les pays qui y ont recours, il n’est pas admis que cela puisse constituer un instrument de financement du musée.
    Il est exact que quasiment aucun musée – du moins au sens d’une institution sans but lucratif répondant à la définition du Conseil international des musées (ICOM) – ne s’autofinance, et ce dans le monde entier.
    La situation est différente pour les lieux de présentation d’expositions qui ne répondent pas aux critères habituels des musées : réserves pour les collections, personnels fixes pour la conservation, la recherche, les publications scientifiques, l’inventaire, le récolement, la régie des œuvres, la documentation, les services éducatifs, l’administration, la collecte de fonds, la maintenance, le gardiennage et la sécurité, etc.

  6. Merci pour ces anlyses : des points de vue différents, selon nos propres parcours et formations, mais surtout selon nos « projets » pour redéfinir les financements et surtout les missions des musées, de la valorisqation du patrimoine ou de l’action culturelle dans notre pays. Au fond, nous concluons que ce rapport n’est bon ni pour les musées, ni pour le Tourisme, ce qui n’est pas très réjouissant. Un rapport de plus, qui tourne autour des mêmes pots aux roses, si j’ose dire:
    – » La Culture doit rester publique », ou encore « Inutile de refaire les Lois de 13, tout va très bien! ». Comment, les administrés citoyens ne veulent plus donner pour le Patrimoine, et pourquoi donc? Les élus « sacrifient la culture en temps de crise », mais pourquoi donc?
    – « Mais nous manquons d’argent, alors prenons-le au Loto, au Tourisme, taxons tout ce qui se présente, ou faisons un Muséethon, eh voilà! » . Mais avons-nous fait la preuve que nous savions très bien gérer la grande majorité des établissements, vendre des services, sans pénaliser le service public ou le travail scientifique( recherche/conservation préventive…)? Avons-nous bien développé les équipes nécessaires, les formations ou les services de mécénat, depuis 10 ans?
    – « Ben , tout ça c’est la faute à « l’absence -d’éducation-a rtistique-à-l’école! ». Ah bon? Cela résoudrait tout? Et les sciences? Et l’histoire?
    Et ajoutons un peut d’évaluation : 30 ans que l’EA devait « démocratiser » la fréquentation. Des centaines de millions de francs puis d’euros depuis 30 ans, des circulaires, des directives, des MAD, des médiateurs…Tout ça pour ça? Il faudrait encore attendre, en confortant, en développant les moyens d’un système qui n’a pas fait ses preuves par rapport à cet objectif, tout comme l’Education nationale ou l’Université, hélas?
    Enfin concrètement, la culture, dans la Politique de la Ville aura toujours un maximum de 0,002% des crédits « Culture » en Ile-de-france (et ailleurs…), comme depuis 30 ans, gauche et droite confondue? ( ou cf aussi le budget de l’Opéra de Paris, qui « touche » 0,05% d’enfants et d’adultes défavorisés.)
    Cessons de nous raconter des blagues, innovons! Des TIC aux Greeters, des formations des conservateurs à l’invention d’un marketing d’excellence. Innovons, en visitant nos voisins européens ou d’autres continents. Sachons faire notre deuil des rêves ou obstinations du passé. Regardons ce qui se passe, forgeons de nouvelles ambitions, et innovons!

  7. Merci Évelyne pour ces réactions et… pour ton enthousiasme !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *